XV
LE NOYAU DU REFOULEMENT

 

Nommer le désir.

La Prägung du trauma.

L'oubli de l'oubli.

Le sujet dans la science.

Le surmoi, énoncé discordant.

 

A mesure que nous avançons dans cette année, qui commence à prendre forme d'année en s'engageant sur la pente de son déclin, c'est une satisfaction pour moi d'avoir eu témoignage, par les questions qui m'ont été posées, qu'un certain nombre d'entre vous commencent à comprendre que dans ce que je suis en train de vous enseigner, il s'agit du tout de la psychanalyse, du sens même de votre action. Ceux dont je parle sont ceux-là qui ont compris que c'est seulement à partir du sens de l'analyse que peut s'énoncer une règle technique.

Dans ce que j'épelle peu à peu devant vous, tout n'apparaît pas encore absolument clair. Mais vous ne doutez pas qu'il ne s'agit ici de rien de moins que d'une prise de position fondamentale sur la nature de la psychanalyse, qui animera votre action par la suite, puisqu'elle transforme votre compréhension de la place existentielle de l'expérience analytique et de ses fins.

 

 

1

 

La dernière fois, j'ai essayé de vous imager ce processus qu'on fait toujours intervenir de façon énigmatique dans l'analyse et qu'on appelle en anglais working-through.On le traduit en français, difficilement, par élaboration, ou travail. C'est cette dimension, au premier abord mystérieuse, qui fait qu'il nous faut avec le patient cent fois sur le métier remettre notre ouvragepour que certains progrès, franchissements subjectifs, soient accomplis.

Ce qui s'incarne dans le mouvement de moulin qu'expriment ces deux flèches, de O à O', et de O' à O, dans ce jeu d'aller et retour, c'est le miroitement de l'en-deçà à l'au-delà du miroir par où passe l'image du sujet. Il s'agit, au cours de l'analyse, de sa complétion. En même temps, le sujet réintègre son désir. Et chaque fois qu'un pas nouveau est fait dans la complétion de cette image, c'est sous une forme de tension particulièrement aiguë que le sujet voit son désir surgir en lui-même. Ce mouvement ne s'arrête pas à une seule révolution. Il y a autant de révolutions qu'il en faut pour que les différentes phases de l'identification imaginaire, narcissique, spéculaire – ces trois mots sont équivalents dans la façon de représenter les choses en théorie – donnent une image au point.

Cela n'épuise pas le phénomène, puisqu'aussi bien, rien n'est concevable sans l'intervention de ce tiers élément, que j'ai introduit la dernière fois – la parole du sujet.

A ce moment-là, le désir est, par le sujet, senti –  il ne peut l'être sans la conjonction de la parole. Et c'est un moment de pure angoisse, et rien d'autre. Le désir émerge dans une confrontation avec l'image. Lorsque cette image qui avait été décomplétée, se complète, lorsque la face imaginaire qui était non-intégrée, réprimée, refoulée, surgit, alors l'angoisse apparaît. C'est le point fécond.

Certains auteurs ont voulu le préciser. Strachey a essayé de cerner ce qu'il appelle l'interprétation de transfert, et plus précisément l'interprétation mutatiste. Voyez le tome XV de l’International Journal of Psycho-analysis,année 1934, numéros 2 et 3. Il souligne en effet que c'est seulement à un moment précis de l'analyse que l'interprétation peut avoir valeur de progrès. Les occasions ne sont pas fréquentes, et ne peuvent pas se saisir d'une façon seulement approchée. Ce n'est pas autour, ni alentour, ni avant, ni après, mais au moment précis où ce qui est près d'éclore dans l'imaginaire est en même temps là dans la relation verbale avec l'analyste, que l'interprétation doit être donnée pour que sa valeur décisive, sa fonction mutatiste, puisse s'exercer.

Qu'est-ce à dire ? – sinon que c'est le moment où l'imaginaire et le réel de la situation analytique se confondent. C'est ce que je suis en train de vous expliquer. Le désir du sujet est là, dans la situation, à la fois présent et inexprimable. Le nommer, c'est, au dire de Strachey, à cela que doit se limiter l'intervention de l'analyste. C'est le seul point où sa parole ait à s'ajouter à celle que fomente le patient au cours de son long monologue, moulin à paroles dont le mouvement des flèches sur le schéma justifierait assez bien la métaphore.

Pour vous l'illustrer, je vous ai rappelé la dernière fois la fonction des interprétations de Freud dans le cas Dora, leur caractère inadéquat et le stoppage qui en résultait, le mur mental. C'était là seulement un premier temps de la découverte freudienne. Il faut la suivre plus avant. Certains d'entre vous ont-ils assisté, il y a deux ans, à mon commentaire de L'Homme aux loups ?...pas énormément. J'aimerais qu'un de ceux-là – le Père Beirnaert? – s'amuse à relire ce texte de Freud. Vous verrez combien le schéma que je vous donne est explicatif.

L'homme aux loups présente ce qu'on appellerait aujourd'hui une névrose de caractère, ou encore une névrose narcissique. Comme telle, cette névrose offre une grande résistance au traitement. Freud a choisi, délibérément, de nous en présenter une partie. En effet, la névrose infantile – c'est le titre de L'Homme aux loups dans l'édition allemande – lui était alors d'une grande utilité pour poser certaines questions de sa théorie quant à la fonction du traumatisme.

Nous sommes alors en 1913, donc au coeur de la période des années 1910 à 1920, qui font l'objet de notre commentaire cette année.

L'Homme aux loupsest indispensable à la compréhension de ce que Freud élabore à ce moment-là, soit la théorie du traumatisme, alors ébranlée par les remarques obstinées de Jung. Il y a dans cette observation bien des choses que Freud ne nous apporte nulle part ailleurs, et certes pas dans ses écrits purement théoriques, il y a là des compléments essentiels à sa théorie du refoulement.

Je vous rappellerai d'abord que le refoulement est, dans le cas de l'homme aux loups, lié à une expérience trauma-tique qui est celle du spectacle d'une copulation entre les parents dans une position a tergo.Cette scène n'a jamais pu être directement évoquée, remémorée par le patient, et elle est reconstruite par Freud. La position copulatoire n'a pu être restituée qu'à partir des conséquences trauma-tiques sur le comportement actuel du sujet.

Il y a là, certes, de patientes reconstructions historiques, tout à fait surprenantes. Freud procède ici comme avec des monuments, des documents d'archives, par la voie de la critique et de l'exégèse de textes. Si un élément apparaît en quelque point de façon élaborée, il est certain que le point où il apparaît moins élaboré est antérieur. Freud arrive ainsi à situer la date de la copulation en question. Il la situe sans équivoque, avec une rigueur absolue, à une date définie par n + 1/2 année. Or, le nne peut être supérieur à 1 parce que la chose ne peut pas s'être produite à 2 ans et demi pour certaines raisons que nous sommes forcés d'admettre, qui tiennent aux conséquences sur le jeune sujet de cette révélation spectaculaire. Il n'est pas exclu que ce se soit passé à six mois, mais Freud écarte cette date parce que ça lui paraît, au point où il en est alors, un peu violent. Je voudrais remarquer en passant qu'il n'exclut pas que ça se soit passé à 6 mois. Et, à la vérité, moi non plus je ne l'exclus pas. Je dois dire que je serais plutôt porté à croire que c'est la bonne date, plutôt qu'un an et demi. Je vous dirai peut-être pourquoi tout à l'heure.

Revenons à l'essentiel. La valeur traumatique de l'effraction imaginaire produite par ce spectacle n'est nullement à situer juste après l'événement. La scène prend valeur traumatique pour le sujet entre l'âge de 3 ans 3 mois et 4 ans. Nous avons la date précise parce que le sujet est né, coïncidence décisive d'ailleurs dans son histoire, le jour de Noël. C'est dans l'attente des événements de Noël, toujours accompagné pour lui comme pour tous les enfants d'apport de cadeaux censés lui venir d'un être descendant, qu'il fait pour la première fois le rêve d'angoisse qui est le pivot de cette observation. Ce rêve d'angoisse est la première manifestation de la valeur traumatique de ce que j'ai appelé tout à l'heure l'effraction imaginaire. C'est, pour emprunter un terme à la théorie des instincts telle qu'elle a été élaborée de nos jours, d'une façon certainement plus poussée qu'à l'époque de Freud, spécialement pour les oiseaux, la Prägung– ce terme emporte avec lui des résonances de frappe, frappe d'une monnaie – la Prägungde l'événement traumatique originatif.

Cette Prägung–  Freud nous l'explique de la façon la plus claire – se situe d'abord dans un inconscient non-refoulé – nous préciserons plus tard cette expression approximative. Disons que la Prägungn'a pas été intégrée au système verbalisé du sujet, qu'elle n'est même pas montée à la verbalisation, et même pas, on peut le dire, à la signification. Cette Prägung, strictement limitée au domaine de l'imaginaire, ressurgit au cours du progrès du sujet dans un monde symbolique de plus en plus organisé. C'est cela que Freud nous explique en nous racontant toute l'histoire du sujet, telle qu'elle se dégage alors de ses déclarations, entre le moment original xet cet âge de 4 ans, où il situe le refoulement.

Le refoulement n'a lieu que pour autant que les événements des années précoces du sujet sont historiquement assez mouvementés. Je ne peux pas vous raconter toute l'histoire – sa séduction par la soeur aînée, plus virile que lui, objet aussi de rivalité et d'identification, – son recul et son refus devant cette séduction, dont, à cet âge précoce, il n'a ni les ressorts, ni les éléments, – puis son essai d'approche et de séduction active de la gouvernante, la fameuse Nania, séduction normativement dirigée dans le sens d'une évolution génitale primaire oedipienne, mais entrée faussée par la première séduction captivante de la soeur. Du terrain où il s'engage, le sujet est donc repoussé vers des positions sado-masochiques, dont Freud nous donne le registre et tous les éléments.

Je vous indique maintenant deux points de repère.

D'abord, c'est de l'introduction du sujet dans la dialectique symbolique que toutes les issues, les issues les plus favorables, peuvent être espérées. Le monde symbolique ne cessera pas, d'ailleurs, d'exercer son attraction directive dans toute la suite du développement de ce sujet puisque, vous le savez, il y aura plus tard des moments de solution heureuse, pour autant qu'interviendront dans sa vie des éléments enseignants à proprement parler. Toute la dialectique de la rivalité, passivante pour lui, avec le père, sera, à un certain moment, tout à fait détendue par l'intervention de personnages chargés de prestige, tel ou tel professeur, ou, auparavant, par l'introduction du registre religieux. Ce que donc Freud nous montre, c'est ceci – c'est dans la mesure où le drame subjectif est intégré dans un mythe ayant une valeur humaine étendue, voire universelle, que le sujet se réalise.

D'autre part, qu'est-ce qui se passe pendant cette période, entre trois ans, un mois et quatre ans ? - sinon que le sujet apprend à intégrer les événements de sa vie dans une loi, dans un champ de significations symboliques, dans un champ humain universalisant de significations. C'est pourquoi au moins à cette date, cette névrose infantileest exactement la même chose qu'une psychanalyse. Elle joue le même rôle qu'une psychanalyse, à savoir elle accomplit la réintégration du passé, et elle met en fonction dans le jeu des symboles la Prägungelle-même, qui n'est là atteinte qu'à la limite, par un jeu rétroactif, nachträglich, écrit Freud.

Pour autant que, par le jeu des événements, elle se trouve intégrée en forme de symbole, en histoire, la frappe vient à être toute proche de surgir. Puis, lorsqu'elle surgit en effet, exactement deux ans et demi après être intervenue dans la vie du sujet –  et peut-être, d'après ce que je vous ai dit, trois ans et demi après – elle prend sur le plan imaginaire sa valeur de trauma, à cause de la forme particulièrement secouante pour le sujet de la première intégration symbolique.

Le trauma, en tant qu'il a une action refoulante, intervient après-coup, nachträglich.A ce moment-là, quelque chose se détache du sujet dans le monde symbolique même qu'il est en train d'intégrer. Désormais, cela ne sera plus quelque chose du sujet. Le sujet ne le parlera plus, ne l'intégrera plus. Néanmoins, ça restera là, quelque part, parlé, si l'on peut dire, par quelque chose dont le sujet n'a pas la maîtrise. Ce sera le premier noyau de ce qu'on appellera par la suite ses symptômes.

En d'autres termes, entre ce moment de l'analyse que je vous ai décrit, et le moment intermédiaire, entre la frappe et le refoulement symbolique, il n'y a aucune différence essentielle.

Il n'y a qu'une différence, c'est qu'à ce moment-là, personne n'est là pour lui donner le mot. Le refoulement commence, ayant constitué son premier noyau. Il y a maintenant un point central autour duquel pourront s'organiser par la suite les symptômes, les refoulements successifs, et du même coup – puisque le refoulement et le retour du refoulé, c'est la même chose –  le retour du refoulé.

 

2

 

Cela ne vous étonne pas que le retour du refoulé et le refoulement soient la même chose?

 

Dr X : – Oh ! plus rien ne m'étonne.

 

Il y a des gens que cela étonne. Quoique X nous dise que, lui, plus rien ne l'étonné.

 

O. Mannoni : – Cela élimine la notion qu'on trouve quelquefois, du refoulement réussi.

 

Non, ça ne l'élimine pas. Pour vous l'expliquer, il faudrait entrer dans toute la dialectique de l'oubli. Toute intégration symbolique réussie comporte une sorte d'oubli normal. Mais cela nous emmènerait bien loin de la dialectique freudienne.

 

O. Mannoni : – Un oubli sans retour du refoulé, alors ?

 

Oui, sans retour du refoulé. L'intégration dans l'histoire comporte évidemment l'oubli d'un monde entier d'ombres qui ne sont pas portées à l'existence symbolique. Et si cette existence symbolique est réussie et pleinement assumée par le sujet, elle ne laisse aucun poids derrière elle. Il faudrait faire alors intervenir des notions heideggeriennes. Il y a dans toute entrée de l'être dans son habitation de paroles une marge d'oubli, un  λήθη  complémentaire de toute άλήθεια.

 

M. Hyppolite : – C'est le mot réussi que je ne comprends pas dans la formule de Mannoni.

 

C'est une expression de thérapeute. Le refoulement réussi, c'est essentiel.

 

M. Hyppolite : – Réussi pourrait vouloir dire l'oubli le plus fondamental.

 

C'est ce dont je parle.

 

M. Hyppolite : – Ce réussi veut dire alors, à certains égards, ce qu'il y a de plus raté. Pour aboutir à ce que l'être soit intégré, il faut que l'homme oublie l'essentiel. Ce réussi est un raté. Heidegger n'accepterait pas le mot réussi. Réussi ne peut se dire que d'un point de vue de thérapeute.

 

 

C'est un point de vue de thérapeute. Néanmoins, cette marge d'erreur qu'il y a dans toute réalisation de l'être est toujours, semble-t-il, réservée par Heidegger à une sorte de λήθη  fondamental, d'ombre de la vérité.

 

M. Hyppolite : – La réussite du thérapeute, c'est pour Heidegger ce qu'il y a de pire. C'est l'oubli de l'oubli. L'authenticité heideggerienne, c'est de ne pas sombrer dans l'oubli de l'oubli.

 

Oui, parce qu'Heidegger a fait une sorte de loi philosophique de cette remontée aux sources de l'être.

Reprenons la question. Dans quelle mesure un oubli de l'oubli peut-il être réussi ? Dans quelle mesure toute analyse doit-elle déboucher sur la remontée dans l'être? Ou sur un certain recul dans l'être, pris par le sujet à l'endroit de sa propre destinée ? Puisque je saisis toujours la balle au bond, je vais devancer un peu les questions qui pourraient être posées. Si le sujet part du point O, point de confusion et d'innocence, où va aller la dialectique de la réintégration symbolique du désir? Suffit-il simplement que le sujet nomme ses désirs, qu'il ait permission de les nommer, pour que l'analyse soit terminée? Voilà la question que je m'en vais peut-être poser à la fin de cette séance. Vous verrez aussi que je n'en reste pas là.

A la fin, tout à la fin de l'analyse, après avoir accompli un certain nombre de circuits et effectué la complète réintégration de son histoire, le sujet sera-t-il toujours en O ? Ou bien, un peu plus par là, vers A ? En d'autres termes, reste-t-il quelque chose du sujet au niveau de ce point d'engluement qu'on appelle son ego ? L'analyse a-t-elle seulement affaire avec ce qu'on considère comme une donnée, à savoir l'ego du sujet, structure interne qu'on pourrait perfectionner par l'exercice ?

C'est par là qu'un Balint et toute une tendance dans l'analyse en viennent à penser que, ou bien l'ego est fort, ou bien il est faible. Et, s'il est faible, ils sont amenés, par la logique interne de leur position, à penser qu'il faut le renforcer. Dès lors qu'on tient l'ego pour le simple exercice par le sujet de la maîtrise de soi-même, au moment de la hiérarchie des fonctions nerveuses, on s'engage tout droit dans la voie où il s'agit de lui apprendre à être fort. D'où la notion d'une éducation par l'exercice, d'un learning, voire même, comme l'écrit un esprit aussi lucide que Balint, de la performance.

A propos du renforcement de l'ego au cours de l'analyse, Balint ne vient à rien de moins qu'à remarquer combien le moi est perfectionnable. Il y a seulement quelques années, dit-il, ce qui dans tel exercice ou sport était considéré comme le record du monde est maintenant tout juste bon à qualifier un athlète moyen. C'est donc que le moi humain, quand il se met en concurrence avec lui-même, parvient à des performances de plus en plus extraordinaires. Moyennant quoi, on est amené à déduire – nous n'en avons aucune preuve, et pour cause – qu'un exercice comme celui de l'analyse pourrait structurer le moi, introduire dans ses fonctions un apprentissage qui le renforcerait et le rendrait capable de tolérer une plus grande somme d'excitation.

Mais en quoi l'analyse – un jeu verbal – pourrait-elle servir à quoi que ce soit dans le genre de cet apprentissage?

Le fait fondamental que nous apporte l'analyse et que je suis en train de vous enseigner, c'est que l'ego est une fonction imaginaire. Si on s'aveugle à ce fait, on tombe dans cette voie où toute l'analyse ou presque s'engage de nos jours d'un seul pas.

Si l'ego est une fonction imaginaire, il ne se confond pas avec le sujet. Qu'est-ce que nous appelons un sujet? Très précisément, ce qui, dans le développement de l'objectivation, est en dehors de l'objet.

On peut dire que l'idéal de la science est de réduire l'objet à ce qui peut se clore et se boucler dans un système d'interactions de forces. L'objet, en fin de compte, n'est jamais tel que pour la science. Et il n'y a jamais qu'un seul sujet – le savant qui regarde l'ensemble, et espère un jour tout réduire à un jeu déterminé de symboles enveloppant toutes les interactions entre objets. Seulement, quand il s'agit d'êtres organisés, le savant est bien forcé de toujours impliquer qu'il y a l'action. Un être organisé, on peut certes le considérer comme un objet, mais tant qu'on lui suppose une valeur d'organisme, on conserve, ne serait-ce qu'implicitement, la notion qu'il est un sujet.

Pendant l'analyse, par exemple d'un comportement instinctuel, on peut négliger un certain temps la position subjective. Mais cette position ne peut absolument pas être négligée quand il s'agit du sujet parlant. Le sujet parlant, nous devons forcément l'admettre comme sujet. Et pourquoi ? Pour une simple raison, c'est qu'il est capable de mentir. C'est-à-dire qu'il est distinct de ce qu'il dit.

Eh bien, la dimension du sujet parlant, du sujet parlant en tant que trompeur, est ce que Freud nous découvre dans l'inconscient.

Dans la science, le sujet n'est finalement maintenu que sur le plan de la conscience, puisque le xsujet dans la science est au fond le savant. C'est celui qui possède le système de la science qui maintient la dimension du sujet. Il est le sujet, pour autant qu'il est le reflet, le miroir, le support du monde objectal. Freud au contraire nous montre qu'il y a dans le sujet humain quelque chose qui parle, qui parle au plein sens du mot, c'est-à-dire quelque chose qui ment, en connaissance de cause, et hors de l'apport de la conscience. C'est – au sens évident, imposé, expérimental du terme – réintégrer la dimension du sujet.

Du même coup, cette dimension ne se confond plus avec l'ego. Le moi est déchu de sa position absolue dans le sujet. Le moi prend statut de mirage, comme le reste, il n'est plus qu'un élément des relations objectales du sujet.

Est-ce que vous y êtes ?

Voilà pourquoi j'ai relevé au passage ce qu'introduisait Mannoni. La question se pose en effet de savoir si, dans l'analyse, il s'agit seulement d'élargir les objectivations corrélatives de l'ego, considéré comme un centre tout donné, mais plus ou moins rétréci – c'est ainsi que s'exprime Mme Anna Freud. Quand Freud écrit – Là où le ça était, l'ego doit être – faut-il donc comprendre qu'il s'agit d'élargir le champ de la conscience ? Ou bien s'agit-il d'un déplacement ? Là où le ça était – ne croyez pas qu'il est là. Il est en bien des endroits. Par exemple, dans mon schéma, le sujet regarde le jeu du miroir en A. Pour un instant, identifions le ça au sujet. Faut-il comprendre que là où le ça était, en A, l'ego doit être ? Que l'ego doit se déplacer en A et, à la fin des fins d'une analyse idéale, ne plus être là du tout ?

C'est fort concevable, puisque tout ce qui est de l'ego doit être réalisé dans ce que le sujet reconnaît de lui-même. C'est en tout cas la question à laquelle je vous introduis.

J'espère que cela vous indique assez la direction que je suis. Ce n'est pas épuisé.

Quoi qu'il en soit, au point où j'en suis arrivé avec la remarque sur L'Homme aux loups,je pense que vous voyez l'utilité du schéma. Il unifie, conformément à la meilleure tradition analytique, la formation originelle du symptôme, la signification du refoulement lui-même, avec ce qui se passe dans le mouvement analytique, considéré comme processus dialectique, au moins à son départ.

Avec cette simple amorce, je laisserai au Révérend Père Beirnaert le soin de prendre son temps pour relire l'observation de L'Homme aux loups,faire un jour un petit résumé, voire mettre en valeur certaines questions quand il aura rapproché les éléments que je vous apporte sur ce texte.

 

3

 

Puisque nous en resterons là sur le sujet de L'Homme aux loups, je veux avancer un petit peu dans la compréhension de ce qu'est dans l'analyse la procédure thérapeutique, le ressort de l'action thérapeutique. Précisément, que signifie la nomination, la reconnaissance du désir, au point où elle est parvenue, en O ? Est-ce que là tout doit s'arrêter? Ou bien un pas au-delà est-il exigible?

Je vais essayer de vous faire entendre le sens de cette question.

Il y a une fonction absolument essentielle dans le processus d'intégration symbolique de son histoire par le sujet, une fonction par rapport à quoi, tout le monde l'a remarqué depuis longtemps, l'analyste occupe une position significative. Cette fonction, on l'a appelée le surmoi. Il est impossible d'y rien comprendre si l'on ne se rapporte pas à ses origines. Le surmoi est d'abord apparu dans l'histoire de la théorie freudienne sous la forme de la censure. J'aurais pu aussi bien tout à l'heure illustrer aussitôt la remarque que je vous ai faite en vous disant que, dès l'origine, nous sommes, avec le symptôme et aussi bien avec toutes les fonctions inconscientes de la vie quotidienne, dans la dimension de la parole. La censure a mission de tromper par le moyen de mentir. Et ce n'est pas pour rien que Freud a choisi le terme de censure. Il s'agit là d'une instance qui scinde le monde symbolique du sujet, le coupe en deux, en une part accessible, reconnue, et une part inaccessible, interdite. C'est cette notion que nous retrouvons, à peine transformée, avec presque le même accent, dans le registre du surmoi.

Je vais tout de suite mettre l'accent sur ce qui oppose la notion de surmoi telle que je vous en rappelle une des faces, à celle dont on use communément.

Communément, le surmoi est toujours pensé dans le registre d'une tension, et c'est tout juste si cette tension n'est pas ramenée à des références purement instinctuelles, comme le masochisme primordial par exemple. Cette conception n'est pas étrangère à Freud. Freud va même plus loin. Dans l'article Das Ich und das Es,il soutient que, plus le sujet réprime ses instincts, c'est-à-dire, si l'on veut, plus sa conduite est morale, et plus le surmoi exagère sa pression, plus il devient sévère, exigeant, impérieux. C'est une observation clinique qui n'est pas universellement vraie. Mais Freud se laisse là emporter par son objet, qui est la névrose. Il va jusqu'à considérer le surmoi comme un de ces produits toxiques qui, de leur activité vitale, dégageraient d'autres substances toxiques qui mettraient fin dans des conditions données, au cycle de leur reproduction. C'est pousser les choses très loin. Mais on retrouve cette idée, implicite, dans toute une conception qui règne dans l'analyse au sujet du surmoi.

En opposition à cette conception, il convient de formuler ceci. D'une façon générale, l'inconscient est dans le sujet une scission du système symbolique, une limitation, une aliénation induite par le système symbolique. Le surmoi est une scission analogue, qui se produit dans le système symbolique intégré par le sujet. Ce monde symbolique n'est pas limité au sujet, car il se réalise dans une langue qui est la langue commune, le système symbolique universel, pour autant qu'il établit son empire sur une certaine communauté à laquelle appartient le sujet. Le surmoi est cette scission en tant qu'elle se produit pour le sujet – mais non pas seulement pour lui – dans ses rapports avec ce que nous appellerons la loi.

Je vais illustrer cela d'un exemple, parce que vous êtes si peu habitués à ce registre par ce que l'on vous enseigne en analyse, que vous allez croire que je dépasse ses limites. Il n'en est rien.

C'est un de mes patients. Il avait déjà fait une analyse avec quelqu'un d'autre avant de se référer à moi. Il avait des symptômes bien singuliers dans le domaine des activités de la main, organe significatif pour des activités divertissantes sur lesquelles l'analyse a porté de vives lumières. Une analyse conduite selon la ligne classique s'était évertuée, sans succès, à organiser à tout prix ses différents symptômes autour de, bien entendu, la masturbation infantile, et des interdictions et répressions qu'elle aurait entraînées dans son entourage. Ces interdictions ont existé, puisqu'elles existent toujours. Malheureusement, ça n'avait rien expliqué, ni rien résolu.

Ce sujet était – on ne peut dissimuler cet élément de son histoire, quoiqu'il soit toujours délicat de rapporter des cas particuliers dans un enseignement – de religion islamique. Mais un des éléments les plus frappants de l'histoire de son développement subjectif était son éloignement, son aversion à l'endroit de la loi coranique. Or, cette loi est quelque chose d'infiniment plus total que nous ne pouvons le supposer dans notre aire culturelle, qui a été définie par le Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.Dans l'aire islamique au contraire, la loi a un caractère totalitaire qui ne permet absolument pas d'isoler le plan juridique du plan religieux.

Il y avait donc chez ce sujet une méconnaissance de la loi coranique. Chez un sujet appartenant par ses ascendants, ses fonctions, son avenir, à cette aire culturelle, c'était quelque chose qui m'a frappé au passage, en fonction de l'idée, que je crois assez saine, qu'on ne saurait méconnaître les appartenances symboliques d'un sujet. Cela nous a menés au droit fil de ce dont il s'agissait.

En effet, la loi coranique porte ceci, au sujet de la personne qui s'est rendue coupable de vol – On coupera la main.

Or, le sujet avait, pendant son enfance, été pris au milieu d'un tourbillon, privé et public, qui tient à peu près en ceci, qu'il avait entendu dire – et c'était tout un drame, son père étant un fonctionnaire et ayant perdu sa place – que son père était un voleur et qu'il devait donc avoir la main coupée.

Bien entendu, il y a longtemps que la prescription n'est plus mise à exécution – pas plus que celle des lois de Manou, celui qui a commis l'inceste avec sa mère s'arrachera les génitoires et, les portant dans sa main, s'en ira vers l'Ouest.Mais elle n'en reste pas moins inscrite dans l'ordre symbolique qui fonde les relations inter-humaines, et qui s'appelle la loi.

Cet énoncé a donc été pour ce sujet isolé du reste de la loi d'une façon privilégiée. Et il est passé dans ses symptômes. Le reste des références symboliques de mon patient, de ces arcanes primitives autour de quoi s'organisent pour tel sujet ses relations les plus fondamentales à l'univers du symbole, a été frappé de déchéance en raison de la prévalence particulière qu'a prise pour lui cette prescription. Elle est chez lui au centre de toute une série d'expressions inconscientes symptomatiques, inadmissibles, conflictuelles, liées à cette expérience fondamentale de son enfance.

Dans le progrès de l'analyse, je vous l'ai indiqué, c'est à l'approche des éléments traumatiques – fondés dans une image qui n'a jamais été intégrée – que se produisent les trous, les points de fracture, dans l'unification, la synthèse, de l'histoire du sujet. Je vous ai indiqué que c'est à partir de ces trous que le sujet peut se regrouper dans les différentes déterminations symboliques qui font de lui un sujet ayant une histoire. Eh bien, de même, pour tout être humain, c'est dans la relation à la loi à laquelle il se rattache que se situe tout ce qui peut lui arriver de personnel. Son histoire est unifiée par la loi, par son univers symbolique, qui n'est pas le même pour tous.

La tradition et le langage diversifient la référence du sujet. Un énoncé discordant, ignoré dans la loi, un énoncé promu au premier plan par un événement traumatique, qui réduit la loi en une pointe au caractère inadmissible, inintégrable – voilà ce qu'est cette instance aveugle, répétitive, que nous définissons habituellement dans le terme de surmoi.

J'espère que cette petite observation aura été assez frappante pour vous donner l'idée d'une dimension vers laquelle la réflexion des analystes ne va pas souvent, mais qu'ils ne parviennent pas à ignorer complètement. Tous les analystes, en effet, témoignent qu'il n'y a aucune résolution possible d'une analyse, quelle que soit la diversité, le chatoiement des événements archaïques qu'elle met enjeu, qui ne vienne se nouer à la fin autour de cette coordonnée légale, légalisante, qui s'appelle le complexe d'OEdipe.

Le complexe d'OEdipe est tellement essentiel à la dimension même de l'expérience analytique, que sa prééminence apparaît dès le début de l'oeuvre de Freud et qu'elle a été maintenue jusqu'à la fin. C'est que le complexe d'OEdipe occupe une position privilégiée, à l'étape actuelle de notre culture, dans la civilisation occidentale.

J'ai fait allusion tout à l'heure à la division en plusieurs plans du registre de la loi dans notre aire culturelle. Dieu sait que la multiplicité des plans n'est pas ce qui rend à l'individu la vie facile, car des conflits sans cesse les opposent. A mesure que les différents langages d'une civilisation se complexifient, son attache avec les formes plus primitives de la loi se réduit à ce point essentiel – c'est la stricte théorie freudienne – qu'est le complexe d'OEdipe. C'est ce qui retentit, dans la vie individuelle, du registre de la loi, comme on le voit dans les névroses. C'est le point d'intersection le plus constant, celui qui est exigible au minimum.

Ce n'est pas dire que c'est le seul et que ce serait sortir du champ de la psychanalyse que de se référer à l'ensemble du monde symbolique du sujet, qui peut être extraordinairement complexe, voire antinomique, et à sa position à lui personnelle, qui est fonction de son niveau social, de son avenir, de ses projets, au sens existentiel du terme, de son éducation, de sa tradition.

Nous ne sommes nullement déchargés des problèmes que posent les rapports du désir du sujet – qui se produit là, au point O – avec l'ensemble du système symbolique dans lequel le sujet est appelé, au sens plein du terme, à prendre sa place. Le fait que la structure du complexe d'OEdipe soit toujours exigible ne nous dispense pas pour autant de nous apercevoir que d'autres structures du même niveau, du plan de la loi, peuvent jouer dans un cas déterminé, un rôle tout aussi décisif. C'est ce que nous avons rencontré dans ce dernier cas clinique.

Une fois accompli le nombre de tours nécessaires pour que les objets du sujet apparaissent, et que son histoire imaginaire soit complétée une fois les désirs successifs, tensionnaires, suspendus, angoissants, du sujet nommés et réintégrés, tout n'est pas achevé pour autant. Ce qui a d'abord été là, en O, puis ici, en O', puis de nouveau en O, doit aller se reporter dans le système complété des symboles. L'issue même de l'analyse l'exige.

Où ce renvoi doit-il s'arrêter? Devrions-nous pousser l'intervention analytique jusqu'à des dialogues fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique?

C'est une question. Elle n'est pas facile à résoudre, parce qu'à la vérité, l'homme contemporain est devenu singulièrement inhabile à aborder ces grands thèmes. Il préfère résoudre les choses en termes de conduite, d'adaptation, de morale de groupe et autres balivernes. D'où la gravité du problème que pose la formation humaine de l'analyste.

Je vous laisserai là pour aujourd'hui.

 

19 MAI 1954.